L’atelier, lieu clos – closlieu
Si l’homme pouvait, de la même façon qu’il ressent l’art, faire l’expérience du monde, du monde concret qui l’entoure… il n’y aurait nul besoin d’art, d’artistes et autres éléments non-productifs.
Ces propos tenus en 1962 par Georges Maciunas, fondateur du mouvement Fluxus, sont aussi beaux que cinglants et s’avèreront aussi féconds en expériences esthétiques que destructeurs. Les avant-gardes des années 60 se positionnent alors, bien évidemment, dans une généalogie et une légitimité Duchampienne, remettant en cause l’aspect manuel, laborieux, du travail artistique. Le mouvement Fluxus invite alors à célébrer la vie en révélant les capacités créatrices de chacun. Joseph Beuys enfoncera, plus terriblement encore, le clou : « Chaque homme est un artiste ». Dès lors, une question se pose quant à la pertinence de l’acte de peindre et, puisque la création est partout
et que l’artiste n’exerce plus son activité dans un espace isolé, quant à la nécessité de ce lieu perçu alors comme un élément obsolète, daté et même sclérosant : l’atelier est censé, au mieux, être questionné, au pire, conceptualisé voire dématérialisé. Pour faire court, l’artiste est invité à le déserter au profit du monde. Il est perçu comme un lieu hermétique. L’époque est, pour le bien de tous, à la soif de liberté, aux changements et, de manière plus pathétique, aux « révolutions ». Ces dernières velléités induisent, inévitablement, quelques dérapages : diktats et tentations totalitaires auxquels n’échappent pas les domaines intellectuels et artistiques. Les révolutions ne portent pas seulement en elles un potentiel d’accélération des changements mais aussi des tentations de destruction aveugle. La formule « détruire-reconstruire » a ses limites. Ces transgressions passionnantes, riches de potentiel malgré tout, auront, nous nous en rendons compte aujourd’hui, la vie longue.
Des expériences des avant-gardes, il est surtout important de retenir que l’art a cette capacité de pouvoir émerger partout. Il le peut au sein des écoles que certains auront trop vite fait de suspecter de néo-académisme, de décadence en raison de leur supposé formalisme et abus de dialectique mais aussi au sein de parcours autodidactes, dans et hors des ateliers et quel que soit le choix du médium et des techniques aussi laborieuses qu’elles puissent être.
Depuis lors, il est malgré tout de bon ton de gloser sur la mort de la peinture et, mieux encore, depuis quelques temps – miracle – sur sa renaissance et de s’émerveiller sur la solitude de l’artiste peintre dans son atelier ou de catégoriser une certaine peinture forcément nouvelle en « familles » bien évidemment « recomposées ». Tout le
monde peut écrire sur la peinture bien sûr, l’effet de « manchette » est facile, mais tout le monde n’est pas, à l’évidence, critique d’art.
Ce lieu clos longtemps vilipendé et qui semble revenir en grâce, l’atelier du peintre, en l’occurrence de Charles Gouvernet, est justement accessible par un petit escalier au fond d’une cour du vieux quartier du Panier à Marseille. Il s’agit d’un lieu baigné d’une douce lumière méditerranéenne. A l’abri du monde et pourtant si singulièrement réceptif à ses soubresauts introspectifs et angoissés, il est le lieu où peindre – formuler et, enfin, tracer – se révèle dans l’évidence d’un acte naturel, vital et universel pour paraphraser Arno Stern dont l’expérience du « closlieu » vient étonnamment éclairer d’une autre manière cette « antre » de l’artiste. L’atelier, lieu clos – closlieu – donc pose la question des conditions nécessaires à l’émergence de la trace en tant qu’aboutissement de la formulation. Le « jeu
de peindre », à travers la spontanéité, la non-directivité via l’absence de consignes et le non-jugement, autorise justement de se laisser aller à des actes non induits par la raison. Il devient le pur moment, lié à un immense plaisir du « faire » pour soi comme « moi », pour soi comme « ensemble des pulsions inconscientes ». L’atelier, par sa permanence, sa stratification, et pour reprendre l’expression teintée d’ironie et d’humour de Charles Gouvernet par sa poussière qui n’est pas la même qu’ailleurs, réunit les conditions nécessaires permettant d’atteindre cet état de quiétude essentiel à l’émergence de cette formulation au service de l’être humain. La formulation est à considérer comme l’émanation de la mémoire organique, un code universel, un vocabulaire commun à tous les êtres humains et qui s’adresse à tous.
Nous sommes comme un livre dont les premières pages ont été arrachées et, quand on le lit, on commence quelque part mais pas à son commencement. Si on retrouve ces pages, on commence alors par le commencement. C’est ce qui arrive à la personne humaine par la formulation. Arno Stern
Inconscient et libre arbitre
Dans ce closlieu qu’est, aussi, l’atelier, l’artiste s’adonne à l’indicible en se libérant de tout ce qui vient à lui, de lui et tente de retrouver quelque chose qui lui est inconnu, qui lui a échappé de sa préhistoire personnelle mais aussi partagée, collective. Peindre, tracer, acte tellement humain est, chez Charles Gouvernet, d’une rare intelligence sensible. Il s’agit d’un besoin autant que d’une lutte permanente entre son propre libre arbitre et cet inconscient qui depuis l’élaboration de la psychanalyse par Freud est censé nous gouverner. La violence de cette lutte est perceptible dans cette manière qu’il a d’interroger ses gestes, de questionner ces « choses étranges » qui apparaissent sur la toile, la matière aussi et, au final, dans la puissance de ses œuvres, dans leur absence de concession. Leur totale liberté est induite par cette meilleure connaissance du « soi » même si son intégrité lui interdit toute tentative d’explication.
Charles Gouvernet ne cherche pas à communiquer. Il n’y a pas de construction d’un discours égocentré qui viendrait entacher l’acte de peindre qui est, chez lui, nous l’avons vu, toujours source de fascination et de questionnement. Il cherche simplement à partager, avec cette générosité qui le caractérise, cette expérience unique du commencement que la souvenance ne permet pas d’atteindre et ce bonheur du « faire », de peindre, de tracer. Si ses œuvres échappent à l’art contemporain en tant que genre et à ses paradigmes, elles participent pleinement de ce dernier en tant qu’art de notre temps. Un temps de l’humain, en ce sens qu’il ne cesse de questionner cette part de nous-même
qui se dérobe sans cesse à la trivialité de l’actualité tant et si bien qu’il est difficile de rester indifférent à ce mystère que l’artiste, humblement, ne s’autorise qu’à interroger.
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« …L’homme est entier, parfois abrupt et sombre. Tout le contraire de ces petits courtisans de l’art contemporain qui survivent en devenant les manufacturiers d’un produit, les agents de change d’une petite bourse des apparences. Gouvernet veut une peinture « con cojones » comme diraient les andalous, une peinture avec les attributs adéquats de sa propre génération. Il n’est pas un théoricien et le moins que l’on puisse dire c’est que le concept ne l’obsède pas. Il avance dans l’action et le doute… » .
« …Dans certains de ses tableaux, il y des croisements de force, un brassage continu de denrées, d’idées, de pulsions, qui l’entrainent jusqu’au point de tomber, mais toujours il se relève, même titubant, pour continuer à circuler dans la matière pour mieux l’ordonner. Il dit : « je travaille laborieusement, j’avance à tâtons… j’ai compris que peindre c’est dresser un fil transparent contre toute disparition. » Croire cela nous placerait au centre de son vertige, au plus près des torsions qui articulent les éléments formels qu’il choisit de nous offrir ; ne pas le croire serait ôter à l’art une part de sa raison profonde. »
« … Les frontières entre les domaines, les genres, les attitudes même, peuvent être aussi insaisissables que l’essence de l’art. Charles Gouvernet pourrait faire figure d’exemple parfait, il s’emploie depuis longtemps à échapper aux idées reçues. Pendant quelques années, son travail a fait croire que, oui, il était possible de le ranger dans cet expressionisme de bon ou de mauvais aloi, selon le point de vue qu’on adopte. Où qu’on le range et quoiqu’on en pense, la peinture de Gouvernet se laissait modeler par les moyens termes, alors que son auteur, grand seigneur et grande gueule, était déjà au delà de ce qu’il montrait.
«Je vous précède un peu dans cet atelier, ce lieu où le peintre s’est tenu longuement ; il y fait profession de peinture, et comme l’affirme Francis Ponge dans son « atelier contemporain », ce n’est pas forcement le signe d’une activité retardatrice …
Les surfaces où se jouent les contrastes, les contraires, les contrariétés qui résonnent étrangement dans son atelier. ».
Lorsque tu prenais en photo les modelages de terre que tu avais confectionnés, tu captais une forme, mais tu évacuais, pour un temps, la sensation du toucher. Tu réduisais ensuite cette photographie en la photocopiant. Puis, par l’intermédiaire d’encre, de plumes, de rhodoïds…, en grattant, coupant, collant…, tu interprétais de nouveau l’objet reproduit en le camouflant de mille traces. Tu réalisais ainsi ce que tu appelles une « matrice », une matière prête à être de nouveau photographiée puis agrandie pour devenir une image en noir et blanc, douce et lisse, dont l’apparence s’apparentait à celle d’un bois gravé. Mais la précision de tes gestes n’est pas celle d’un graveur, elle est celle d’un peintre. Tes traits restent des touches ; celles-là même que l’on a pu qualifier d’expressionnistes quand tu peignais à l’aide de toiles et de pigments à l’huile des « bouts de nature ». On retrouve aujourd’hui le même travail méticuleux de faussaire ; le même plaisir de mettre à ta merci les moyens de ton art. Oui, mais à quel fin tant d’artifices ? Rien d’ostentatoire dans ton oeuvre ; corps nus et volatiles sont ces « mouvements de nature » que ton geste – à la fois enlevé et retenu – ne fait que redire à coups de traits et retraits, de noir et de blanc. Noircir, effacer, le souci de représentation a fait place à une tout autre exigence. En cessant de ménager l’apparence des choses, c’est l’apparence de la peinture que tu mets à mal.
Alors, on comprend bien que ces derniers mois, quand tu t’es trouvé démuni de tes matériaux et de ton atelier, tu te sois saisi de cagettes en guise de supports, et de feuilles de papier de chine préalablement nourries de tes signes, encollés et tendues, pour toiles. Tu savais bien au fond que tout de nouveau pouvait se rejouer, et que ces matériaux de fortune resteraient malgré tout ceux de la peinture. Mais on pressent bien également ton désarroi de voir ainsi réduits les moyens de ton art. Pourtant, de ton propre aveu, ta peur s’accompagnait d’une sensation profonde de soulagement, de plaisir même. Tu t’es senti libéré, autorisé à simplement inventer des mondes, construire des microcosmes, aussi légers, aussi dérisoires que… des tableaux avec ou sans cagettes.